Les français face à l’inflation
Nous avons interrogé les Français sur la façon dont ils vivent la crise inflationniste en cours. Notre segmentation socio-politique en 16 « clusters » permet de mieux comprendre ce qui se passe au cœur des « Frances ». Le premier enseignement est que l’ensemble des Français – quels que soient leurs revenus ou leurs modes de vies – sont impactés par la crise (I). Mais nous repérons toutefois trois types de consommateurs-citoyens qui ont des pratiques différentes voire opposées (II). Ces différences révèlent les grandes fractures idéologiques françaises. On observe un lien de causalité sensible entre les systèmes d’opinion et la façon de consommer (III).
Une crise qui entraîne des bouleversements brutaux sur la consommation des ménages
La situation économique du pays entraîne une évolution très rapide des comportements économiques déclarés par les Français dans nos études. Notre dernière enquête permet de repérer tous les indices d’une crise profonde et brutale qui s’installe dans le pays. Le pessimisme galopant va de pair avec une mutation qui pourrait se révéler brutale des habitudes des consommations.
Les Français pessimistes
Le moral des Français est au plus bas. Le pessimisme touche davantage les classes populaires mais un sentiment de déclin traverse l’ensemble de la société. 63% des Français interrogés sont pessimistes quant à l’avenir de la société française. Ce pessimisme est plus relatif au niveau individuel : ils ne sont plus que 39% à être pessimistes sur leur avenir personnel. Ces indicateurs psychologiques ont évidemment une influence sur la façon de consommer des ménages et attestent d’une société qui entre en crise. L’ensemble de la société se dit d’ailleurs frappée par la crise inflationniste : 82% des Français déclarent ainsi avoir ressenti une baisse de leur pouvoir d’achat au cours des trois derniers mois. Deux tiers des Français déclarent avoir changé leur habitude de consommation. Deux changements se manifestent plus sensiblement : les Français font plus attention au prix et pour une large partie d’entre eux déclarent pratiquer des restrictions.
La chasse aux prix bas
La chasse aux prix bas est devenue la norme au sein de la population : 84% déclarent être plus attentifs au prix depuis trois mois. Si Les Français restent majoritairement fidèles à leurs enseignes favorites, un tiers d’entre eux déclare, malgré tout, avoir modifié son lieu d’achat au cours des trois derniers mois. Tout laisse à penser que les français pratiquent une forme de « benchmarking » alimentaire. La publicité et la communication grand public des PDG des grandes enseignes jouent un rôle important pour se démarquer. Deux tiers des sondés déclarent avoir regardé les offres promotionnelles de la grande distribution et quasiment un Français sur deux affirme acheter davantage de « premier prix ». Dans la même logique, ils sont 30% à déclarer avoir effectué un premier achat dans un magasin « hard discount ». Dans ce contexte de crise, pour 39% des Français, le prix représente le premier critère de choix en matière de produit alimentaire.
Des consommateurs qui se mettent en état d’urgence
Le pays semble être entré dans une façon de consommer similaire à un état de guerre ou de pandémie. Les pratiques des consommateurs sont bouleversées et nous plongeons dans une ère de sobriété économique à marche forcée.
La baisse de pouvoir d’achat a des conséquences très concrètes : l’augmentation des prix fragilise la consommation, tout particulièrement dans les segments les plus populaires. Deux tiers des Français déclarent ainsi s’être restreint sur certains achats. On achète moins mais on jette aussi moins. 73% déclarent faire davantage attention aux dates de péremption pour éviter le gaspillage et un Français sur cinq déclare même avoir constitué des stocks alimentaires au cours des trois derniers mois.
Toutefois, tous les Français ne sont pas égaux face à la crise. Les milieux populaires sont évidemment les plus impactés. Ce sont eux qui pourtant constituent le premier « public » de la grande distribution.
Trois types de consommateurs
La géographie opère ici comme un révélateur puissant des pratiques d’achat. Elle révèle en effet une fracture importante entre une France plus protégée des chocs économiques, plus progressiste et plus écologiste qui pratiqu déjà une consommation du « monde d’après » (circuit court, petits commerces, bio…) tandis que la France périphérique et populaire privilégie le prix et reste largement fidèle à la grande distribution et aux grandes enseignes. Le prix est certes la donnée la plus importante citée par 54% des consommateurs (comme premier ou second critère d’achat). Mais tout un pan du pays se dirige vers une consommation « en transition ». Ainsi, le « Made in France » est, lui aussi, très fortement valorisé : 41% font de l’origine France une de leurs deux priorités, c’est 17% pour les circuits-courts, 15% pour le « bio » et 15% pour le nutri-score.
Ces priorités se distribuent très différemment selon les consommateurs. On décèle ainsi trois profils-types de consommateurs dans notre sondage :
Les consommateurs populaires
Il s’agit de la partie des Français les plus inquiets, les plus pessimistes. Ces Français, plus âgés que la moyenne, habitent également davantage en zone péri-urbaine ou rurale. Ils font partie des Français les moins aisés et composent une majorité sociologique. Ce sont ceux qui fréquentent le plus les grandes surfaces. Et donc ce sont pour eux que les offres promotionnelles, les remises, les bons d’achat, etc. sont les plus importants. Dans notre segmentation en clusters, ils appartiennent aux groupes « Solidaires », « Révoltés » « Conservateurs », « Sociaux-Républicains », « Réfractaires », « Eurosceptiques », « Sociaux-Patriotes », « Anti-Assistanat » et « Identitaires », soit neuf clusters sur seize. Dans ces groupes populaires, on identifie souvent 30% de répondants qui déclarent aller plus que d’habitude dans les magasins « hard-discount » sous l’effet de la crise en cours. Et près d’un répondant sur deux dit s’être restreint sur certains achats. C’est également dans ces groupes que l’on fait le plus de stocks alimentaires : cela concerne près du tiers d’entre eux.
C’est donc une France très perméable à la crise, peu protégée, qui ne boucle pas ses fins de mois et qui peine à remplir son frigo passé le 15 du mois.
Les consommateurs idéologisés
On retrouve dans les métropoles une population plus jeune, plus dynamique, plus diplômée que la moyenne qui consomme « autrement » et qu’on pourrait appeler les consommateurs du « monde d’après ». Ils représentent environ 15% de la population. On les retrouve dans les clusters des Multiculturalistes, des Sociaux-Démocrates et des Progressistes, groupes dont les valeurs penchent à gauche et qui sont sur-représentés dans les grandes villes. Leur mode de consommation peut être considérée comme « idéologisée » en ce qu’il est orienté par des choix politiques et une conscience écologique et sociale très avancée.
C’est pourquoi ils pratiquent moins que les autres le hard discount et sont également les plus réticents à l’utilisation d’Amazon : malgré un pouvoir d’achat conséquent, plus de la moitié d’entre eux dit ne jamais l’utiliser. C’est dans ces groupes qu’on trouve les rares français à ne jamais aller dans les grandes surfaces. A l’inverse ils fréquentent davantage les petits commerces de proximité.
Leur mode de pensée les pousse à s’intéresser de très près aux modes de productions et à la qualité des produits qu’ils achètent. Le coût écologique du produit a pour eux quasiment autant d’importance que le coût économique. Dans ces groupes, un tiers place le fait que le produit soit labellisé biologique dans ses deux priorités lorsqu’il achète un produit alimentaire. Un quart place le « nutri-score » dans ses deux priorités. Malgré cela, ces groupes ne sont pas hermétiques à la crise, car il regroupe également une partie sensible de classes moyennes inférieures et d’étudiants. C’est ainsi qu’une bonne moitié d’entre eux citent le prix parmi ses deux priorités lors d’un achat alimentaire.
Les consommateurs aisés
Ils représentent également environ 15% de la population et appartiennent aux franges les plus hautes dans l’échelle des revenus. Ils sont à ce titre évidemment moins touchés par la crise.
Nous les retrouvons dans trois clusters très diplômés et très élitistes : Sociaux-Démocrates, Centristes et Libéraux. C’est une France plus optimiste qui pense que le pays va s’en sortir et qui croit encore à l’économie mondialisée. Il n’y a qu’au sein de ces groupes que « favoriser la croissance économique » est cité par plus de 50% des personnes interrogées quant à leurs trois priorités pour le pays. La confiance dans le « système » est ce qui fédère ces groupes qui sont clivés sur de nombreux autres sujets. De fait, leur situation économique les réunit. Appartenant aux catégories supérieures, ils habitent dans les zones les plus dynamiques et font partie de la clientèle principale des petits commerces de proximité, moins par choix idéologique que par confort économique. Pour 10 à 20% d’entre eux, ils font partie des rares Français à déclarer utiliser de façon habituelle la livraison de courses à domicile.
Bien qu’ils se disent également concernés par une baisse de pouvoir d’achat, leur confort économique leur permet d’avoir des priorités autres que le prix lors de leurs courses. On est bien plus attentifs dans ces groupes aux produits bio (surtout pour les Sociaux-Démocrates et les Centristes), au label rouge et aux labels AOC (surtout pour les Centristes et les Libéraux) que dans la moyenne de la population.
En somme, ces consommateurs continuent de constituer une clientèle de choix pour la grande distribution car si elle ne fréquente pas nécessairement les grandes surfaces, elles fréquentent leurs antennes citadines (Spar, Carrefour City, Utile, Monoprix…) avec un pouvoir d’achat qui leur permet de continuer à acheter des produits plus coûteux et une consommation plus diversifiée.
Fractures économiques et fractures politiques se superposent
Symbole de l’influence de la situation matérielle sur la façon de penser et de voter, ces clusters Sociaux-Démocrates, Centristes et Libéraux, constituent sur le plan électoral le cœur de la coalition d’Emmanuel Macron. Ils l’ont largement placé en tête le soir du 1er tour. Il s’agit plus que jamais de « la France qui va bien ». A l’inverse, la France la plus touchée par la crise correspond davantage aux électorats de Jean-Luc Mélenchon et, plus encore, de Marine Le Pen. Cela concerne principalement sept de nos seize clusters qui sont également ceux qui dans nos précédentes études déclaraient le plus s’être mobilisé sur les ronds-points en novembre 2018. Ils ont des caractéristiques propres, des différences d’opinion importantes mais s’accordent sur un point : le rejet massif du « système » et un sentiment de révolte partagé. Au sein de ces sept clusters, plus des deux tiers des sondés déclarent avoir l’impression de « vivre moins bien que ses parents » quand les électeurs du Président de la République sont à l’inverse majoritaires à penser « vivre mieux » que leurs parents.
La France des ronds-points est aussi celle des centres commerciaux, cette France qui collectionne les vignettes et les promos offertes dans les boites aux lettres pour remplir ses caddies. C’est une France qui travaille mais qui ne vit pas convenablement de son salaire et qui ne consomme pas comme elle souhaiterait consommer. Les clusters populaires sont 50% à placer la hausse du pouvoir d’achat en tête de leurs préoccupations, loin devant les autres enjeux (climatiques, identitaires, idéologiques).
La consommation n’est sans doute pas uniquement un révélateur des fractures françaises. Elle en est aussi sans doute l’un des principes explicatifs. Suivant cette logique, nous sommes en face d’une crise économique qui pourrait avoir des effets politiques durables, en particulier dans le contexte actuel d’instabilité institutionnelle. Notre étude semble indiquer qu’une détérioration du pouvoir d’achat et de la consommation des ménages serait un facteur de radicalisation politique qui pourrait trouver son prolongement dans les urnes lors des prochaines consultations électorales.