Sondage pour le Point : Une réforme des retraites hautement inflammable


Le projet de réforme des retraites divise l’électorat du Président de la République et unifie les oppositions

L’étude réalisée par Cluster 17 confirme que l’opinion publique est dans sa grande majorité réfractaire à l’idée d’une réforme des retraites. Lorsque l’on soumet aux sondés une série de termes pour qualifier leurs sentiments à l’égard d’une telle réforme, les items négatifs l’emportent très largement sur les items positifs. Ainsi, seuls 2% des répondants se déclarent « enthousiastes » face à la perspective d’une telle réforme et ils ne sont que 11% à exprimer un sentiment de « satisfaction ». Au total, même en ajoutant les 3% de « soulagés », il n’y a guère plus d’un Français sondé sur six (16%) qui sélectionne un terme positif pour qualifier ses sentiments à l’idée de voir le système des retraites être réformé.

A l’opposé, près des trois quarts des Français (74%) manifestent des sentiments négatifs. Ils sont ainsi 30% à déclarer leur « lassitude » face à une telle réforme. Mais ils sont aussi 35% à éprouver de la « colère » et 9% un sentiment d’« humiliation ». De tels résultats révèlent un pays sous haute tension politique et sociale.

Satisfaction et mécontentement ne se distribuent pas au hasard, loin de là. Ce sont logiquement les électeurs d’Emmanuel Macron et de Valérie Pécresse qui expriment le plus fréquemment des sentiments positifs à l’idée d’une réforme des retraites : respectivement à 46% et 33%. Ce sont les deux seuls électorats où la proportion de « satisfaits » est significative : 32% et 22%. On notera cependant que même au sein des électorats du Président de la République et de la candidate des Républicains, la perspective d’une telle réforme produit des divisions non-négligeables : 38% des électeurs d’Emmanuel Macron et même 52% des électeurs de Valérie Pécresse choisissent des termes négatifs pour qualifier leurs sentiments. Comme on peut le constater, réformer les retraites clive au sein-même de l’électorat présidentiel et de celui des Républicains.

A l’inverse, une telle perspective unifie les électorats de la NUPES et du RN. 85% des électeurs de Marine Le Pen choisissent un terme négatif pour désigner leurs sentiments. Il en va de même pour 84% des électeurs d’Anne Hidalgo et ce niveau de rejet atteint même 92% parmi les électeurs de Fabien Roussel et 95% parmi ceux de Jean-Luc Mélenchon.

Une telle réforme offre donc un cadre favorable aux oppositions : celles-ci pourront fédérer leur coalition électorale dans le rejet de la réforme tandis que face à elle, la majorité présidentielle et les Républicains ne pourront compter que sur une base de soutien assez restreinte et devront même affronter des divisions conséquentes au sein de leurs propres électorats.

Un pays inflammable ?

Si la bataille de l’opinion s’annonce particulièrement difficile pour le gouvernement, la question qui se pose est de savoir si le pays risque de connaître un mouvement social d’envergure, comparable, par exemple, aux grèves et manifestations de 1995. De telles mobilisations sont, on le sait, particulièrement difficiles à anticiper. Ce que révèle, en revanche, l’étude menée par Cluster 17, c’est à quel point le pays est sous tension et la situation parait inflammable.

Il faut tout d’abord souligner que les clusters qui se déclarent les plus en « colère » sont aussi ceux qui avaient été les plus en pointe dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes : Sociaux-patriotes (61% se déclarent en colère), Solidaires (63%), Multiculturalistes (72%). Le fait que ces groupes très divisés sur de nombreux sujets et dans leurs orientations électorales (les uns votent massivement Marine Le Pen, les autres Jean-Luc Mélenchon), mais très habitués à l’action collective, partagent un même sentiment de « colère » peut être analysé comme un indice d’un potentiel de mobilisation élevé dans le pays.

Il est, dans cette perspective, intéressant d’observer que 49% des sondés considèrent qu’il « va y avoir un mouvement social massif du type Gilets jaunes au mois de janvier » contre 39% qui ne le pensent pas (et 11% qui ne « savent pas »). Le fait qu’un Français sondé sur deux croit dans la possibilité d’un tel mouvement social apporte une nouvelle confirmation du caractère éminemment tendu de la situation sociale.

L’analyse par clusters apporte, sur ce point également, des informations intéressantes. Les groupes (clusters) les plus convaincus qu’une telle explosion sociale pourrait se produire dans les prochaines semaines sont ceux qui composent le noyau dur de l’électorat lepéniste : Réfractaires, Eurosceptiques, Sociaux-patriotes. Dans ces groupes majoritairement très populaires, relevant largement de la France périphérique et partageant en commun un fort rejet du système et des élites, l’on s’attend à voir se reconstituer une large mobilisation populaire. Un groupe tel que les Anti-Assistanats qui comprend beaucoup de petits commerçants et de petits patrons est sur la même longueur d’onde. Enfin, les segments les plus mélenchonistes de l’électorat (Révoltés, Solidaires et Multiculturalistes) sont, eux aussi, largement acquis à la probabilité d’une vaste mobilisation à venir.

Il n’y a que le noyau dur de l’électorat présidentiel qui, dans sa majorité, ne croie pas à une telle éventualité. Seuls les clusters composés majoritairement des catégories supérieures et demandeurs de stabilité et de modération – qu’ils soient plutôt de gauche comme les Sociaux-Démocrates, du Centre ou de droite comme les Libéraux – ne croient pas à une réédition, même sous une autre forme, de la révolte des ronds-points.

Qu’indiquent de tels résultats ? Que ceux qui soutiennent l’action du gouvernement préfèrent croire que la mobilisation sera réduite, quand les opposants – tout particulièrement les plus déterminés – anticipent au contraire, sans doute parce qu’ils l’espèrent, une vaste mobilisation sociale. Celle-ci adviendra-t-elle ? Cela dépend, bien évidemment, de multiples facteurs, dont le fait de savoir si ce qui l’emportera sera la « lassitude » ou la « colère » dont on a vu qu’elles étaient les deux principaux sentiments qui animent aujourd’hui les opposants à la réforme.

Une majorité considère que ses conditions de vie se détériorent

Les tensions décrites précédemment s’expliquent, en partie, par le contexte social et, plus encore, par la perception qu’en ont les citoyens. Ce qui domine aujourd’hui dans le pays, c’est un sentiment diffus de détérioration des conditions de vie. Ainsi, 56% des sondés considèrent que leur « situation personnelle » s’est « détériorée » au cours des derniers mois contre seulement 5% qui jugent qu’elle s’est « améliorée ». Un tel constat apporte une part d’explication au sentiment de « lassitude » et de « colère » dominant. Les seuls groupes qui ne partagent pas de façon majoritaire cette sensation de dégradation de leurs conditions de vie sont ceux qui composent le noyau dur de l’électorat présidentiel : Sociaux-Démocrates, Progressistes, Centristes et Libéraux. Tous les autres clusters, à des degrés divers, sont convaincus de subir une détérioration de leurs conditions d’existence. Ce sentiment atteint un niveau record au sein des segments populaires composant le socle électoral du RN : 70% chez les Eurosceptiques, 83% chez les Réfractaires et 84% chez les Sociaux-Patriotes. On l’aura compris, ceux qui s’attendent le plus à une mobilisation du type Gilets jaunes sont aussi ceux qui vivent le plus intensément la sensation d’une dégradation de leur situation personnelle.

Les retraites ne sont pas forcément le sujet le plus abrasif

Lorsqu’on interroge les Français sur les raisons qui pourraient les conduire à se mobiliser, les retraites ne sont pas, aujourd’hui, le sujet qui se révèle être potentiellement le plus mobilisateur. On notera, au préalable, que seuls 14% des sondés déclarent « n’avoir aucune raison de se mobiliser », ce qui, là encore, confirme l’état de tension qui caractérise le pays. La thématique du pouvoir d’achat se révèle être le sujet potentiellement le plus mobilisateur : plus d’un tiers des sondés citant « la hausse des prix » (18%) et les « salaires et les pensions de retraites trop bas » (16%). Ce résultat est probablement à mettre en rapport avec le sentiment de dégradation des conditions de vie évoqué précédemment.  Les catégories populaires sont aujourd’hui les plus sensibles à ces thématiques liées aux conditions matérielles d’existence. Le sentiment de ne pas être suffisamment respecté arrive, lui aussi, avant les retraites dans les motifs de contestation mis en avant : il est particulièrement intéressant de constater que 18% des sondés déclarent qu’ils pourraient se mobiliser en raison « du mépris des élites pour les gens ordinaires ». Ce ressentiment contre les élites est très élevé dans les groupes les plus antisystèmes, qu’ils soient de gauche (Solidaires) ou proches du RN (Réfractaires, Sociaux-Patriotes) ainsi que chez les Identitaires. A noter que « l’attitude d’Emmanuel Macron » est également cité par 10% des sondés comme un motif de mobilisation potentielle. Tout cela s’inscrit dans le clivage peuple VS élite qui était au fondement de la mobilisation des Gilets jaunes. Il manifeste une fracture sociale qui est l’un des éléments les plus structurants de la politique française. Dans ce contexte, la réforme des retraites n’est citée comme motif principal de mobilisation que par à peine plus d’un sondé sur dix (11%). Ce dernier chiffre, cumulé au sentiment de lassitude qui touche des pans entiers de la population, pourrait conduire à relativiser les risques d’une explosion sociale dans les jours et les semaines à venir. Il faut, néanmoins, souligner que cette réforme polarise plus fortement dans deux clusters de gauche (les Multiculturalistes et les Solidaires) qui sont, avec les Sociaux-Patriotes, les trois groupes les plus décisifs en matière de mobilisation sociale, tant ils sont nombreux dans les organisations syndicales et, plus encore, dans les mobilisations sociales de ces dernières années.

En résumé, le potentiel de contestation et de mobilisation est, aujourd’hui, élevé dans le pays. Mais un potentiel ne débouche pas nécessairement sur une mobilisation effective de grande ampleur. Seuls les prochains jours et les prochaines semaines permettront de répondre à la question de savoir si le gouvernement parviendra à gagner son pari : reculer l’âge de départ à la retraite sans susciter un mouvement social de grande ampleur comme la France en a connu à plusieurs reprises au cours des trois dernières décennies.

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