Notre enquête durant la journée du scrutin de 2nd tour nous permet de comprendre comment Emmanuel Macron est parvenu à sa réélection. Il a su mobiliser un fond de « front républicain » en s’appuyant principalement sur le vote des modérés et des diplômés. Par ailleurs, l’abstention, relativement élevée, ne lui a pas été si défavorable.
De meilleurs reports de voix du 1er tour pour Emmanuel Macron
La victoire d’Emmanuel Macron repose en premier lieu sur des reports de voix favorables des électeurs du 1er tour, en particulier des électeurs de Yannick Jadot, Jean Luc Mélenchon et Valérie Pécresse. C’est dans l’électorat de Yannick Jadot que les reports sont les plus élevés (65% de ses électeurs du 1er tour ont choisi Macron au 2nd). Pour les électeurs de Pécresse et Mélenchon c’est le non choix (abstention et votes blancs) qui arrive en tête, montrant la difficulté pour Emmanuel Macron de mobiliser un « front républicain » dont on constate la dissolution progressive de scrutin en scrutin. Ainsi, 54% des électeurs de Mélenchon n’ont pas choisi entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, idem pour 43% des électeurs de Valérie Pécresse. Mais pour les électeurs du 1er tour de ces deux candidats lorsqu’ils ont choisi ils se sont massivement portés sur Emmanuel Macron (à 67% contre 33%). Logiquement Marine Le Pen a obtenu un report massif d’électeurs d’Eric Zemmour au 1er tour (92%).
Macron ultra-majoritaire chez les diplômés et les retraités, les ouvriers choisissent Le Pen
Emmanuel Macron a largement devancé sa concurrente chez les cadres, professions intellectuelles supérieurs et les professions intermédiaires (catégorie où l’on retrouve les enseignants). Dans cet électorat urbain et diplômé, on retrouve le cœur de l’électorat Macron du 1er tour et de 2017. On a donc à la fois un vote d’adhésion au programme du Président mais c’est également dans ces catégories que l’on vote encore le plus pour « faire barrage » à l’extrême droite. Toutefois, l’abstention (et les votes blancs et nuls) élevée chez les professions intermédiaires montre la lassitude de cet électorat à constamment « voter contre » au 2nd tour. Cela symbolise une nouvelle fois les fissures du « front républicain » dont les enseignants étaient sûrement une des composantes les plus solides. Chez les retraités, Marine Le Pen n’a pas su concrétiser sa « dédiabolisation », Emmanuel Macron y réalise 41% contre 26% pour la candidate RN. On peut voir que la jeunesse est quant à elle très clivée, entre Emmanuel Macron, Marine Le Pen et le non choix (abstention, blancs et nuls). Enfin, si Emmanuel Macron parvient à faire jeu égal avec Marine Le Pen chez les employés, celle-ci le devance largement chez les ouvriers qui se sont portés à 41% sur sa candidature, 23% pour le Président de la République et 36% se sont abstenus. Les ouvriers constituent une part sensible du vote Le Pen, nous les retrouvons d’ailleurs dans les clusters phares de la candidate : les Réfractaires, les Eurosceptiques et les Sociaux-Patriotes, trois clusters qui ont massivement voté pour elle au 1er et au 2nd tour.
Emmanuel Macron s’appuie sur les clusters modérés et dépolitisés, Marine Le Pen sur les clusters populaires
Emmanuel Macron est parvenu à mobiliser sa base électorale du 1er tour qu’on retrouve principalement dans les clusters les plus modérés et les plus dépolitisés : Centristes, Apolitiques, Sociaux-Républicains, Eclectiques mais il a également réussi une fois de plus à unir des clusters qui naguère s’opposaient : les Sociaux-Démocrates, les Progressistes, composantes essentielles du vote PS dans les années 2000 et les Libéraux, composante essentielle du vote UMP et LR jusqu’en 2017 (ils avaient voté à 60% pour François Fillon). Il a réussi à les agréger autour d’une demande de stabilité du système, d’une demande de compétence économique, et la défense d’une forme de modération sur le plan des valeurs. La radicalité des autres offres politiques (Jean-Luc Mélenchon perçu comme trop à gauche sur l’économie et trop « dégagiste », Marine Le Pen perçue comme trop radical sur l’identité et trop incompétente sur l’économie) permet à Emmanuel Macron d’unir par défaut, « faute de mieux » ces anciens électeurs du centre gauche et du centre droit.
C’est ainsi qu’on constate qu’il n’y a pas tant une « droitisation » de l’électorat d’Emmanuel Macron qu’une « centrisation » à outrance fédérant les modérés de gauche et de droite. On constate ci-dessus qu’il a obtenu autant de suffrages chez les électeurs se positionnant « plutôt à gauche » que chez ceux se positionnant « plutôt à droite ».
En outre, alors qu’on commençait à percevoir une mise à équidistance d’un vote « anti-Macron » et d’un vote « anti-Le Pen », il n’y a pas eu d’effet de « sur-mobilisation » contre la figure du Président, les clusters les plus révoltés, y compris ceux du « bloc Le Pen » (Eurosceptiques, Réfractaires, Sociaux-Patriotes) s’étant beaucoup abstenus.
Pour autant, il ne faudrait pas minimiser le rejet suscité par Emmanuel Macron dans l’électorat populaire. Le fait que les Solidaires et les Révoltés, deux clusters ayant voté massivement Jean-Luc Mélenchon et votant constamment à gauche s’abstiennent majoritairement ou lorsqu’ils choisissent, se divisent de façon égale entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron démontre qu’il existe des points de contact entre les « clusters Mélenchon » et « les clusters Le Pen ». Ceux-ci convergent particulièrement autour d’un même rejet du « système » et d’une demande de justice sociale accrue. Une telle convergence électorale s’était produite de fait en 2005 lors du référendum établissant un Traité pour l’Union Européenne et plus récemment sur les ronds-points avec les gilets jaunes. Ces électeurs continuent cependant de se cliver très fortement sur les sujets identitaires empêchant la constitution d’un « bloc populaire » uni qui voterait pour le ou la même candidate.
L’esquisse d’un bloc « anti-Macron » qui s’est dessiné en 2018 sur les ronds-points se retrouvent dans le vote du 2nd tour. Les électeurs qui se sont le plus reconnus dans les gilets jaunes ou qui ont participé à une action se portent massivement sur la candidature de Marine Le Pen. A l’inverse, ceux n’ayant pas de voiture ou ne s’étant pas reconnus dans les gilets jaunes se sont portés vers Emmanuel Macron. Cela recoupe le clivage géographique, opposant une France des métropoles « pro-Macron » et une France périphérique, rurale « pro-Le Pen ». Si ce clivage n’est évidemment pas si limpide, il demeure structurel et largement explicatif du vote. L’inflation sur les prix de l’énergie et en particulier de l’essence durant la campagne a très probablement renforcé ce clivage qui oppose les citoyens des grandes métropoles intégrées et ceux pour qui la voiture est un moyen de locomotion existentiel (pour travailler, pour aller faire ses courses, pour ses loisirs, etc.). Par ailleurs, Marine Le Pen, en essayant d’incarner une figure moins radicale et plus lisse a certainement perdu des voix dans cet électorat qui lui était largement acquis. En adoucissant son image et en cherchant à ne pas cliver notamment durant le débat télévisé, la candidate RN n’a pas « sur-mobilisé » son électorat, entraînant une abstention assez élevée qui lui a été défavorable dans des clusters décisifs. L’abstention massive des électeurs du 1er tour de Jean-Luc Mélenchon mais également de Yannick Jadot constitue un fait important de ce 2nd tour et participe à l’idée observée au 1er tour que cette élection redessine le champ électoral autour de trois grands pôles : écolo-socialiste, libéral-européen, social-identitaire.
La réélection d’Emmanuel Macron revêt une forme de continuité avec son élection de 2017, dans la mesure où il a poursuivi son élargissement à la droite républicaine après avoir attiré une large partie des anciens électeurs du PS dès 2017. Cela entraîne une restructuration profonde du champ politique : les partis de gouvernements LR et le PS (dans une moindre mesure EELV) n’ont quasiment plus d’espace politique. Ils se trouvent contraints de rallier la majorité présidentielle ou de s’unir avec La France Insoumise pour les uns, Reconquête et le RN pour les autres. Les négociations pour les élections législatives montrent bien les tiraillements qui s’opèrent et la puissance de cette recomposition.
Dans le cadre de l’élection présidentielle, la tripartition a pour conséquence inéluctable que l’un des trois camps n’est plus représenté au second tour. Il n’y a finalement plus un perdant mais deux. Les « clusters Mélenchon » sont en effet tout autant opposés à Macron sur les clivages économiques et sur le rapport au système qu’ils ne sont opposés à Le Pen sur l’axe culturel-identitaire. C’est cette double distance qui a amené une fraction importante de l’électorat Mélenchon à renvoyer dos-à-dos les deux finalistes du scrutin présidentiel. Dans notre enquête, 54% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon disent avoir refusé de choisir un des deux candidats. Et ceux qui ont voté sont clivés : lorsqu’ils appartiennent aux classes moyennes diplômées, ils votent Emmanuel Macron, lorsqu’ils évoluent dans les mondes populaires, ils votent dans des proportions importantes pour Marine Le Pen.
Il en résulte qu’Emmanuel Macron a été élu par une fraction réduite du corps électoral (38%) et que le « non choix » (abstention, blancs et nuls) arrive en 2nde position à 34%. Ainsi les « deux Français sur trois » que Valéry Giscard d’Estaing ambitionnait de réunir il y a près de 40 ans, pourrait ne plus être qu’« un Français sur trois ». C’est suffisant pour gagner des élections, mais est-ce suffisant pour asseoir la stabilité du régime ?