Sondage pour Le Point : Les Français sont-ils déclinistes ?
Non seulement c’était mieux avant, mais c’est horrible aujourd’hui et ce sera pire demain. Un syndrome qui se rapproche de la nostalgie résumée par Barbara Cassin en ces termes : « Aujourd’hui, on est moins sûr que ce sera mieux demain. C’est hier que c’était mieux demain, et c’est de cet hier d’espoir que j’ai la nostalgie »[1]. Un état mélangeant déclin et nostalgie, un « pessimisme social » amplement analysé par Antoine Bristielle et Tristan Guerra[2]. A ce pessimisme social, se superpose selon notre étude un « ailleurisme », une représentation d’un idéal lointain ou proche (l’Amérique et la Suisse font figure d’eldorado) que la France serait en incapacité d’offrir.
Pour des raisons très différentes, jeunes et séniors, électeurs de gauche ou de droite, citadins et ruraux semblent très largement frappés par ce sentiment de pessimisme.
Même les points forts français énoncés spontanément par les sondés se réfèrent au passé du pays ou tout du moins à son patrimoine immatériel (culture, tourisme, gastronomie). Le système social est lui aussi un élément fondamental, très apprécié par les Français. Mais il est certainement perçu, comme le patrimoine, comme un élément menacé par l’époque et donc « à défendre ».
- Le pessimisme à l’égard du pays, premier symptôme du déclinisme
Notre enquête vient confirmer de nombreuses études déjà réalisées sur le sujet. Il convient de distinguer le pessimisme individuel du pessimisme collectif. Le premier est plus relatif : 46% des sondés sont pessimistes sur leur avenir personnel. Un sentiment partagé en premier lieu par les classes populaires et par les électeurs identitaires, proches du Rassemblement National. A l’inverse les électeurs modérés et les classes supérieures sont relativement optimistes. Se dessine ainsi une des principales fractures entre les électorats de Marine Le Pen et d’Emmanuel Macron.
Le pessimisme collectif est lui beaucoup plus répandu : 83% des sondés sont pessimistes pour l’avenir de la France. Le sentiment est partagé dans toutes les classes d’âge, toutes les classes sociales et tous les électorats.
Seuls les électeurs d’Emmanuel Macron et de Yannick Jadot se distinguent par un optimisme relativement plus élevé. Notons que 1% des sondés seulement se dit « très optimiste » pour le pays, quand 35% se disent « très pessimistes ».
Il est d’ailleurs à noter que les Français s’inquiètent davantage pour les générations futures que pour eux-mêmes. Ils sont 70% à penser que leur situation est meilleure ou similaire à celle de leur parent mais dans le même temps, ils sont 77% à penser que les générations futures vivront moins bien que les générations actuelles.
- « C’est mieux ailleurs », second symptôme du déclinisme
Un des enseignements majeurs de notre étude est l’agrégation du pessimisme et de « l’ailleurisme ». La déprime française est vécue intra-muros, ce n’est pas du nihilisme qui serait une forme de rejet ou de négation absolue du bonheur, ni un pessimisme universel qui consisterait à considérer que « le monde va mal ». Non, il existe bien un idéal, mais il est impossible de se le représenter ici, il se trouve extra-muros.
62% des sondés pensent ainsi qu’il existe un autre pays que la France où il est plus agréable de vivre. Seuls 16% estiment l’inverse. 22% ne se prononcent pas. Un sentiment répandu de façon transversal, partagé par tous les clusters mais de façon plus prégnante encore chez les électeurs les plus à droite. Alors qu’on s’imagine des citoyens plus « enracinés », plus à même de penser que la France est le meilleur du pays, ceux-ci sont au contraire les plus critiques et les plus tournés vers l’étranger.
Les électeurs identitaires sont donc à la fois les plus « pessimistes » et les plus « ailleuristes ». Ils sont de loin les plus touchés par le déclinisme.
De même, quand 54% des sondés estiment qu’il existe un autre pays que la France où l’on peut mieux réussir sa vie, environ 70% des électeurs de droite partagent ce constat. Comment ne pas voir dans les réponses des sondés, un déclin ou à tout le moins un « transfert civilisationnel », tel que le définit Régis Debray[3] au profit du monde anglo-saxon ?
L’Amérique du Nord (les Etats-Unis et le Canada) est en effet plébiscité comme la terre de tous les succès : ces deux pays sont de très loin les plus cités par les personnes interrogées comme étant les deux pays où l’on réussit mieux qu’en France. Le troisième pays est la Suisse qui fait figure également de véritable eldorado. Il est cité en premier comme pays plus agréable à vivre. Le pays de Rousseau ou celui de Roosevelt, les Français plébiscitent des pays qui se veulent des modèles de libéralisme, au sens global du terme, traduisant ainsi les tiraillements pluriséculaires des Français entre égalitarisme et libéralisme.
- Le sentiment que « c’était mieux avant » est fortement corrélé à l’axe identitaire mais pas uniquement
Une large majorité de sondés, 71%, estime que globalement « c’était mieux avant ». Un sentiment partagé quasiment deux fois plus au sein de l’électorat de droite et « ni droite ni gauche », qu’au sein de l’électorat de gauche et du centre. Dans les clusters qui partagent un socle de valeurs hostiles à l’immigration, à l’islam et au « progressisme » culturel, les scores peuvent monter à presque 100%. C’est le cas chez les Identitaires et les Sociaux-Patriotes par exemple.
A l’inverse, au sein des clusters à fort capital culturel et au socle de valeurs progressiste, on est majoritairement en désaccord avec l’idée du « c’était mieux avant » : Multiculturalistes, Sociaux-Démocrates, Progressistes et Centristes sont environ un tiers uniquement à considérer que la France était mieux avant. Notons que ces clusters ont des valeurs communes mais diffèrent largement sur d’autres aspects de leur valeur et sur leur vote. Les Multiculturalistes sont favorables à un changement profond du système politique et économique et votent largement pour M. Mélenchon quand les Sociaux-Démocrates et les Centristes sont des réformistes qui votent majoritairement pour M. Macron. Résumons les choses ainsi : à gauche, la radicalité ne puise pas (complètement) sa source dans un sentiment décliniste. Chez les électeurs de droite, au contraire, c’est un puissant vecteur d’identification politique qui fédère électorats populaires « marinistes » et électeurs de droite « fillonnistes » et qui s’accroit avec la radicalité. Plus un électeur est conservateur, plus il est décliniste.
- La crise identitaire, principale cause de la francetalgie
Si ces électeurs conservateurs et identitaires partagent quasi-unanimement le sentiment que le pays décline, se délite, se « défigure », c’est avant tout pour des raisons touchant à l’identité culturelle du pays.
Lorsqu’on interroge les Français en question ouverte sur ce qu’ils considèrent être le problème principal de la France, les occurrences relatives à l’immigration sont les plus nombreuses. La question sécuritaire est la troisième à être la plus citée. Le rejet des politiques et des élus en place s’exprime également de façon prégnante.
Le sentiment d’être menacé culturellement est encore plus probant lorsqu’on regarde les occurrences qui arrivent en tête sur ce que les sondés considèrent être le principal atout du pays. Les expressions relatives à la culture arrivent en tête, devant le tourisme, l’histoire et la gastronomie. Un patrimoine immatériel, chéri par une partie des Français et perçu comme « en danger », menacé entre autres par l’immigration.
- Le système éducatif, incarnation du sentiment de déclin
Lorsqu’on interroge les Français dans le détail sur ce qui fonctionne mieux avant ou ailleurs qu’en France, des consensus se dégagent plus nettement. Si logiquement, la condition des femmes, celle des homosexuels ou l’accès à la culture sont des éléments plébiscités par les sondés comme étant mieux aujourd’hui qu’hier, d’autres aspects coalisent le pessimisme.
Ainsi, pour 85% des sondés, l’Ecole était mieux avant qu’aujourd’hui et pour 69%, le système éducatif est « mieux dans la plupart des autres pays » que la France. Si le constat est si dur, c’est parce que l’Ecole joue en France un rôle quasiment mythologique. L’état de l’opinion sur le sujet résonne si durement qu’on peut le rapprocher de celui qui suivit la défaite française en 1871 quand des intellectuels comme Emile Boutmy assimilait la défaite militaire « à la défaite de l’intelligence et de l’Université française ». Le clivage entre les tenants des « savoirs fondamentaux », notamment l’enseignement du grec et du latin et les défenseurs d’une pédagogie plus adaptée à la modernité était déjà tenace et fait écho aux débats actuels (uniforme, réforme du bac, etc.).
Si le sentiment que le système scolaire était mieux avant est légèrement plus répandu chez les électeurs de droite que ceux se positionnant à gauche, le constat est largement partagé. Certainement pour des raisons différentes : absence d’autorité et laxisme pour les premiers, reproduction des inégalités pour les seconds.
- Quel récit politique dans une France nostalgique ?
Les résultats de cette étude peuvent sembler vertigineux tant le malaise français semble profond. On mesure les difficultés des politiques à gouverner et à offrir un récit audible pour les Français, eux-mêmes étant largement désignés comme responsable du malaise. Comme nous l’avons présenté, à partir du moment où le déclinisme est une rupture avec l’espace-temps, nous pouvons même nous interroger sur le fait de savoir si une partie des Français n’a pas fait sécession avec le réel. Dans ce contexte, toutes sortes de croyances, de récits mytho-politiques peuvent se développer. C’est sur ces frictions entre le réel souhaité et le réel vécu, entre le vrai et le faux, en particulier sur les questions écologiques, que prospèrent ces récits mis en exergue par une partie des nouveaux leaders mondiaux, comme nous l’avons déjà évoqué dans des études précédentes[4].
L’incapacité à se projeter « ici et maintenant » laisse probablement le champ libre à ceux qui proposent de regarder ailleurs et hier.
Résultats complets du sondage :
[1] https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/11/15/barbara-cassin-philosophe-j-ai-la-nostalgie-de-cet-hier-ou-je-pouvais-croire-que-ce-serait-mieux-demain_6200308_3260.html
[2] Antoine Bristielle, Tristan Guerra, déclinisme et nostalgie : un cocktail français, Fondation Jean Jaurès, 2021 https://www.jean-jaures.org/publication/declinisme-et-nostalgie-un-cocktail-francais/
[3] Régis Debray, Civilisation – Comment nous sommes devenus américains, Gallimard, 2017
[4] Voir Jean-Yves Dormagen, Comprendre le nouveau clivage écologique, Le Grand Continent