De l’élection présidentielle aux élections législatives : pourquoi il n’y a pas de majorité politique dans le pays ?
La séquence électorale qui s’achève accouche d’une situation inédite : un président réélu hors situation de cohabitation – une première sous la Ve République – mais se retrouvant sans majorité absolue à la suite de son élection – une première depuis l’instauration du quinquennat.
Nous posions à l’issue du 1er tour de la présidentielle le constat dans le Monde Diplomatique que la consécration d’une tripartition de l’électorat, avec de profonds clivages entre les trois « pôles » de la vie politique, entrainerait le gagnant de la présidentielle dans une inéluctable mécanique minoritaire. Dans ce cadre tripolaire, le second tour de la présidentielle repose inéluctablement de plus en plus sur une logique de vote par défaut : l’électeur y procède plus par élimination du candidat le « pire », que par réelle adhésion au vainqueur. Dans ce contexte, l’élection législative laisse à voir davantage la réalité du paysage électoral : un pays éclaté autour de trois pôles largement incompatibles.
Emmanuel Macron affaibli sur sa droite et sur sa gauche
La coalition électorale d’Emmanuel Macron au premier tour de la présidentielle reposait sur un alliage inédit avec pour barycentre les Centristes autour desquels il avait su rassembler les clusters de gauche Sociaux-Démocrates et Progressistes (ancien cœur électoral du PS) et les clusters de droite Conservateurs et Libéraux (ancien cœur électoral de l’UMP). Lors de l’élection présidentielle, Emmanuel Macron avait triomphé de ses adversaires pour constituer ce bloc du « en même temps » que l’on peut comparer au bloc qui avait voté « Oui » au référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005. A sa gauche, il avait capté presque 50% des Sociaux-Démocrates, reléguant Jean-Luc Mélenchon presque 30 points derrière lui. A sa droite, il avait réuni également 50% des Libéraux, en parvenant à susciter une logique de vote utile au détriment de Valérie Pécresse, reléguée sous les 20% dans un cluster qui en 2017 avait voté aux deux tiers pour François Fillon…
Si Emmanuel Macron n’a pas pu reproduire cette opération lors des législatives, c’est en partie dû à la nature de l’élection, moins personnalisée et plus tributaire des marques politiques ainsi que de l’ancrage de chaque candidat. Mais c’est également dû à l’évolution de l’offre électorale entre les deux scrutins.
L’union de la gauche – coalisant l’ensemble des partis du PS à LFI – a permis à la Nouvelle Union Populaire Ecologique et Sociale (NUPES) de mieux concurrencer Emmanuel Macron dans les clusters Sociaux-Démocrates et Progressistes que ne le fit Jean-Luc Mélenchon lors de l’élection présidentielle. Cette résurgence d’un bloc de gauche « plurielle » a en effet permis à la NUPES de faire jeu égal avec la majorité présidentielle au sein de ces deux clusters modérés, bien insérés dans la mondialisation et pour lesquels la radicalité de Jean-Luc Mélenchon sur l’axe peuple-élite et sur l’axe économique opère comme un repoussoir. Ces électeurs mal représentés par l’offre actuelle – en raison de l’absence d’une offre sociale-démocrate forte – se sont finalement partagés à parts égales aux législatives entre la NUPES et la majorité présidentielle.
Sur sa droite, le faible ancrage territorial de Renaissance a permis aux candidats Les Républicains, qui sont mieux implantés, de « récupérer » une partie de leur électorat traditionnel : les Conservateurs et les Libéraux. Chez ces derniers, LR fait même jeu égal avec la majorité présidentielle, là où Valérie Pécresse avait été largement distancée.
C’est toutes les limites du « en même temps » : fédérer ces clusters de gauche et de droite est un équilibre subtil que le Président avait réussi à tenir grâce aux crises successives des gilets jaunes, du Covid et de l’Ukraine, en endossant le costume de la stabilité et de l’ordre, rassurant par là même cet électorat diplômé et aisé, hostile aux « extrêmes », au « dégagisme » et à toutes les formes de « populisme ». Pour cette coalition des modérés, Emmanuel Macron était indiscutablement plus crédible et attractif que Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon.
Mais les messages contradictoires envoyés pour séduire la gauche dans l’entre-deux-tours ainsi qu’à l’issue du second (« planification écologique », « nos vies valent mieux que leur profit », nomination de Pap N’Diaye à l’Education Nationale…) ont pu refroidir l’électorat conservateur qui s’est portée vers LR et, pour une part non négligeable en particulier au second tour, vers le RN, notamment dans un contexte où la thématique sécuritaire reprenait le dessus avec les incidents du Stade de France. Trop à droite pour la gauche, qui a sanctionné sa volonté de porter l’âge de départ à la retraite à 65 ans et trop à gauche pour la droite en particulier sur les enjeux sociétaux, voici ce qui a probablement causé la désarticulation de l’électorat « macroniste » en juin dernier.
La NUPES a réuni un bloc de gauche traditionnel
La NUPES a réalisé un bon score lors de ces législatives et, surtout, est parvenue à faire élire un nombre important de candidats : 151. Le contexte a fortement contribué à une perception globalement positive de ce résultat : la gauche était faiblement représentée dans l’ancienne Assemblée, nombre de commentateurs considéraient comme acquise une victoire de la majorité présidentielle aux législatives et la gauche était considérée comme moribonde voire en danger de disparition il y a encore 6 mois, au début de la campagne présidentielle. Mais ce résultat démontre également que la gauche unie sous la forme de la NUPES reste loin de la majorité électorale. Et la dynamique de campagne n’a pas été aussi porteuse que ne pouvaient l’espérer les leaders de la gauche. L’élan initial de la NUPES était pourtant bien réel. L’union, très attendue par l’électorat de gauche, a suscité un enthousiasme qui a permis à la NUPES d’imposer initialement le rythme de la campagne et de construire l’élection sur le mode d’un duel avec le Président. Si bien que l’alliance de gauche dépassait les 30% dans nos intentions de vote fin avril et début mai. La force de l’alliance reposait notamment sur le fait que le Parti Socialiste fasse partie de cet accord. Cela a permis dans un premier temps de créer un sursaut dans l’électorat de gauche, y compris au sein de ses segments modérés : la NUPES est même parvenue en début de campagne à dépasser, assez largement, la majorité présidentielle chez les Progressistes, ce que La France Insoumise, seule, ne pouvait aucunement espérer.
Mais cette dynamique s’est affaiblie au fil de la campagne. La NUPES s’est, en effet, révélée dans l’incapacité de conquérir les clusters de gauche modérée : en l’occurrence, les Progressistes et, plus encore, les Sociaux-Démocrates. En difficulté au début de la campagne, la majorité présidentielle est, en effet, parvenue à conserver une bonne part de son électorat au sein de ces deux clusters décisifs et les candidatures divers gauche, en particulier les dissidences socialistes, ont, elles aussi, obtenu de bons résultats sur ce segment de l’électorat. On le constate dans le tableau ci-dessous : les candidatures divers gauche sont parvenus à réunir 10% des Sociaux-Démocrates – mais aussi 10% des Sociaux-Républicains – soit une précieuse réserve de voix qui coûtera de nombreux sièges à la NUPES.
Le récit de la campagne et les quelques dissonances internes à la NUPES peuvent bien sûr tenir lieu de justification à cette dynamique négative de fin de campagne. Mais la clusterisation permet d’identifier des logiques plus profondes. En réalité, la dynamique baissière de la fin de la campagne relève d’un désajustement structurel entre la demande de ces deux clusters de gauche modérée et l’offre politique incarnée aujourd’hui par la NUPES. Cet électorat Progressiste et Social-Démocrate se positionne certes à gauche sur les valeurs et sur les questions culturelles, mais c’est sur le clivage peuple VS élite et économie de marché VS économie régulée que ces électeurs peinent à s’identifier dans les positions de la NUPES. En effet, ces électeurs sont plutôt élitaires et en demande de stabilité politique et économique. Pour cette raison, la personnalité de Jean-Luc Mélenchon suscite un rejet important au sein de ces deux clusters. En témoigne notre dernier baromètre de personnalité dans lequel les Sociaux-Démocrates et les Progressistes déclarent « rejeter » à plus de 50% la personnalité de Jean-Luc Mélenchon. Dans ce contexte, faire campagne sur le thème « Mélenchon premier Ministre » ne pouvait que conduire à la défection d’une partie des électeurs Sociaux-Démocrates et Progressistes, qui ont alors préféré rester fidèles à la majorité présidentielle ou ont choisi les candidatures « divers gauche ».
Du fait de cette relative incapacité à élargir significativement sa base de soutien, la structure sociologique et politique de l’électorat de la NUPES demeure la même que celle de la coalition qui a voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle : elle réunit l’intégralité de la gauche « radicale » (clusters Multiculturalistes, Solidaires et Révoltés). Elle réunit la jeunesse diplômée, une bonne partie des employés et des ouvriers, une petite bourgeoisie citadine et arrive en tête chez les professions intermédiaires au sein desquels on retrouve tout le corps des professeurs des écoles. La fonction publique diplômée a largement plébiscitée l’alliance de la gauche. Demeure la difficulté à reconquérir les anciens électeurs ouvriers, appartenant principalement aux clusters Réfractaires, Eurosceptiques et Sociaux-Patriotes. Ces électeurs en forte demande de protections économiques sont également les plus « dégagistes » et sont extrêmement défiants vis-à-vis de l’islam et de l’immigration. Ils habitent pour une bonne partie « La France Périphérique » et appartiennent aux franges les moins diplômés et les plus populaires du pays. Si jusqu’à l’élection de François Hollande, ils pouvaient encore voter à gauche au second tour, ils demeurent majoritairement fidèles soit à l’abstention soit au Rassemblement National, qu’ils ont placé largement en tête une fois de plus aux législatives. Au second tour, la NUPES, qui pouvait espérer profiter d’un report de voix favorable dans ces groupes très « anti-système » lors des duels l’opposant à la majorité présidentielle, n’a pu finalement compter que sur une très faible mobilisation de ces clusters en sa faveur. Ils n’ont donc pas joué ce rôle d’arbitre qui aurait permis à la gauche unie de conquérir plus de sièges.
Le RN, de la radicalité au parti de l’ordre : consécration de la dédiabolisation
Le Rassemblement National a été l’un des grands bénéficiaires de ces élections législatives. Comme pour la NUPES et même plus encore que la gauche unie, il a bénéficié d’un niveau d’attentes qui était bien plus faible que les résultat obtenus. Les 89 députés élus au soir du second tour ont constitué une heureuse surprise pour les responsables RN eux-mêmes. Cette réussite s’explique par la capacité du RN à se banaliser et à s’institutionnaliser. Déjà lors du second tour de l’élection présidentielle, Marine Le Pen avait amélioré son score, profitant non seulement de la fin du front républicain – donc de l’abstention d’une large part des clusters de gauche – mais également d’une progression dans des clusters de droite modérée, en particulier parmi les Conservateurs, un cluster composé en partie de petits retraités vivant en monde rural. Cette stratégie visant à rassurer notamment l’électorat âgé a fonctionné parce qu’elle n’a pas entamé la popularité de Marine Le Pen et du RN dans les clusters populaires. C’est cet équilibre pour l’instant réussi entre des clusters demandeurs d’ordre et des clusters demandeurs de transformations radicales qui permet au Rassemblement National de s’étendre. Marine Le Pen n’a plus besoin de défendre des positions clivantes pour séduire un électorat populaire : leur fidélité semble durablement acquise. Son positionnement légèrement moins social et « dégagiste » que par le passé aurait pu entamer son crédit dans cet électorat, mais les autres offres politiques ne sont pas concurrentielles : elle demeure la seule pour ces clusters à se poser à la fois comme opposée à l’économie mondialisée et opposée à l’immigration. Ni Éric Zemmour, trop « élitaire », ni Jean-Luc Mélenchon, trop « multiculturaliste », ne parviennent donc à la concurrencer sur ces segments où elle reste très nettement mieux-disante.
La stratégie du RN se révèle payante dès le premier tour, où il obtient de bons scores relativement aux élections législatives précédentes et malgré le très haut niveau d’abstention, grâce sans doute à l’élargissement de sa base à des publics qui votaient traditionnellement pour la droite. Cette « réussite » est encore plus manifeste au second tour, où pour la première fois le RN profite de reports de voix significatifs en provenance de la droite traditionnelle (Conservateurs et Libéraux). Il profite aussi de très bons reports en provenance de la « bourgeoisie nationale » pour reprendre la terminologie du leader de Reconquête : l’électorat Identitaire qui a, par exemple, massivement voté Reconquête dans le sud-est s’est très bien reporté sur le RN au second tour. Enfin, le RN profite de l’effondrement du « front républicain » : les clusters de gauche (Multiculturalistes, Solidaires, Révoltés) ne font plus barrage lorsqu’il s’agit d’arbitrer un duel entre la majorité présidentielle et le RN (cf. tableau ci-dessous). Quant aux anciens clusters de la coalition sarkozyste, certains se partagent désormais entre LREM et RN (Conservateurs), voire votent majoritairement pour le parti de Marine Le Pen (Anti-assistanat). C’est ce double phénomène d’affaissement du front républicain et de glissement vers le RN des clusters de droite qui explique l’élection de 89 députés RN à l’Assemblée.
Une configuration instable
La tripartition de l’espace politique rend aujourd’hui particulièrement difficile l’émergence d’une solide majorité électorale, d’autant plus que les institutions politiques, à commencer par les règles électorales ont été pensées pour réguler un ordre politique bipolaire. Cette structure tripartite se manifeste, entre autres, dans la base de soutien relativement réduite dont dispose chacun des trois leaders qui incarnent cette tripartition. Nous le mesurons chaque mois dans nos baromètres de personnalités. Qu’ils s’agissent d’Emmanuel Macron, de Jean-Luc Mélenchon ou de Marine Le Pen, chacune de ces personnalités fédère un noyau dur de soutien, mais suscite aussi un très large éventail de défiance. Aucun ne semble en mesure de fédérer les électeurs des autres pôles. C’est aussi le cas de leurs offres politiques respectives : bien identifiées par les électeurs, et très clivantes, elles sont trop éloignées les unes des autres pour pouvoir coaguler dans une même coalition. L’électorat de Jean-Luc Mélenchon peut se retrouver sur l’axe culturel avec l’électorat d’Emmanuel Macron mais s’en éloigne radicalement sur les axes économiques et sur l’axe « peuple VS élites ». A l’inverse, l’électorat de Marine Le Pen peut converger avec celui de Jean-Luc Mélenchon sur sa défiance vis-à-vis du « système » et sur les enjeux économiques et sociaux, mais le clivage est bien trop puissant sur l’axe culturel et identitaire. Pour toutes ces raisons, la configuration politique actuelle a peu de chances de durablement se stabiliser, faute de reposer sur un parti et même un bloc électoral majoritaire. Les cinq années à venir – à supposer que le calendrier institutionnel soit respecté – devraient être marquées par de profondes transformations tant le système politique français est loin aujourd’hui d’avoir retrouvé un point d’équilibre et une structuration un tant soit peu durable.